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  The Urantia book

FASCICULE 126

 

 

LES DEUX ANNÉES DÉCISIVES

DE toutes les expériences de la vie terrestre de Jésus, sa quatorzième et sa quinzième années furent les plus décisives. Les deux années comprises entre le moment où il commença à prendre conscience de sa divinité et de son destin, et celui où il réussit à communiquer dans une grande mesure avec son Ajusteur intérieur furent les plus éprouvantes de sa vie mouvementée sur Urantia. C'est cette période de deux ans que l'on peut appeler la grande épreuve, la vraie tentation. Aucun jeune humain passant par les premiers désordres et la mise au point des problèmes de l'adolescence ne fut jamais soumis à une épreuve plus décisive que celle traversée par Jésus durant son passage de l'enfance à l'adolescence.

Cette importante période de développement dans la jeunesse de Jésus commença avec la fin de la visite à Jérusalem et le retour à Nazareth. Marie fut d'abord heureuse à la pensée qu'elle avait retrouvé son garçon, que Jésus était rentré au foyer pour être un fils soumis -- bien qu'il n'eût jamais été autre chose -- et qu'il serait désormais plus docile aux plans qu'elle formait pour son avenir. Mais elle n'allait pas se chauffer longtemps au soleil des espérances maternelles et de l'inconscient orgueil de famille; elle allait bientôt perdre plus complètement ses illusions. De plus en plus, le garçon vivait en compagnie de son père; il consultait de moins en moins sa mère sur ses problèmes. En même temps, l'incompréhension de ses parents concernant ses fréquentes alternances entre les affaires de ce monde et les méditations sur ses propres rapports avec les affaires de son Père allait croissant. Franchement, ils ne le comprenaient pas, mais ils l'aimaient sincèrement.

À mesure que Jésus grandissait, sa pitié et son amour pour le peuple juif s'approfondirent, mais les années passant, un juste, ressentiment se développa dans sa pensée contre la présence, dans le temple de son Père, de prêtres choisis pour des raisons politique. Jésus avait un grand respect pour les pharisiens sincères et les scribes honnêtes, mais il tenait en piètre estime les pharisiens hypocrites et les théologiens déloyaux; il considérait avec dédain tous les chefs religieux peu sincères. Quand il examinait minutieusement le gouvernement d'Israël, il était parfois tenté de regarder d'un oeil favorable la possibilité de devenir le Messie attendu par les Juifs, mais il ne céda jamais à cette tentation.

Le récit de ses exploits parmi les sages du temple de Jérusalem était flatteur pour tout Nazareth et spécialement pour ses anciens professeurs de l'école de la synagogue. Pendant quelque temps, l'éloge de Jésus fut sur toute les lèvres. Tout le bourg racontait la sagesse de son enfance et sa conduite méritoire, et précisait qu'il était destiné à devenir un grand chef dans Israël. Enfin un maître réellement grand allait sortir de Nazareth en Galilée. Tous attendaient avec plaisir le moment où il aurait atteint ses quinze ans, afin qu'il lui fût dûment permis de lire les Écritures à la synagogue le jour du sabbat.

1. -- SA QUATORZIÈME ANNÉE (AN 8)

L'an 8 est l'année de calendrier de son quatorzième anniversaire. Jésus avait appris à fabriquer de bons jougs et travaillait bien la toile et le cuir. Il devenait rapidement aussi un charpentier et un ébéniste habile. Cet été-là, il monta fréquemment au sommet de la hauteur située au nord-ouest de Nazareth, pour prier et pour méditer. Il devenait graduellement plus conscient de la nature de son effusion sur terre.

Un peu plus de cent ans auparavant, cette colline avait été le « haut lieu de Baal » et maintenant c'était l'emplacement du tombeau de Siméon, un saint homme réputé en Israël. Du faite de la colline de Siméon, Jésus pouvait d'un coup d'oeil embrasser Nazareth et le pays environnant. En regardant Méguiddo, il se remémorait l'histoire de l'armée égyptienne remportant sa première grande victoire en Asie, et comment plus tard une armée semblable avait vaincu Josias, roi de Judée. Non loin de là, il pouvait voir Thanac, où Débora et Barac battirent Sisara. A l'horizon il pouvait apercevoir les collines de Dothan où, lui avait-on appris, Joseph avait été vendu par ses frères comme esclave en Égypte. Tournant ensuite ses regards vers Ebal et Gérizim, il se rappelait les traditions d'Abraham, de Jacob et d'Abimélech. Ainsi il se remémorait et retournait dans sa pensée les événements historiques et traditionnels du peuple de son père Joseph.

Il poursuivit ses cours supérieurs de lecture avec les professeurs de la synagogue et continua aussi l'éducation familiale de ses frères et soeurs à mesure qu'ils atteignaient l'âge approprié.

Au début de cet an 8, Joseph s'arrangea pour mettre de côté le revenu de ses propriétés de Nazareth et de Capharnaüm, afin de payer le long cycle d'études de son fils à Jérusalem; on prévoyait que Jésus devait aller à Jérusalem en août de l'année qui suivrait son quinzième anniversaire.

Au commencement de l'année, Joseph et Marie conçurent tous deux des doutes sur la destinée de leur fils aîné. En effet, il était un enfant brillant et aimable, mais bien difficile à comprendre et à sonder; d'autre part, rien d'extraordinaire ou de miraculeux n'était jamais arrivé. Sa fière maman était restée des dizaines de fois dans une expectative haletante en s'attendant à voir son fils accomplir quelque exploit surhumain et miraculeux, mais ses espoirs se brisaient toujours dans une cruelle déception. Tout ceci était décourageant et même démoralisant. Les personnes pieuses de ce temps-là croyaient vraiment que les prophètes et les hommes de la promesse démontraient toujours leur vocation et établissaient leur autorité divine en accomplissant des miracles et en faisant des prodiges. Mais Jésus ne faisait rien de tout cela; c'est pourquoi le trouble de ses parents augmentait sans cesse quand ils envisageaient son avenir.

L'amélioration de la situation pécuniaire de la famille de Nazareth se faisait sentir à la maison de bien des manières, spécialement par le nombre croissant de tablettes blanches polies qui étaient employées comme ardoises pour écrire; on écrivait alors avec du fusain. Jésus fut également autorisé à reprendre des leçons de musique; il adorait jouer de la harpe.

Durant toute cette année, on peut vraiment dire que Jésus « grandit dans la faveur des hommes et de    Dieu ». Les perspectives de la famille semblaient bonnes et l'avenir se présentait brillamment.

2. -- LA MORT DE JOSEPH

Tout alla bien jusqu'au jour fatal du mardi 25 septembre où un messager apporta au foyer de Nazareth la tragique nouvelle que Joseph avait été grièvement blessé par la chute d'un mât de charge pendant qu'il travaillait à la résidence du gouverneur. Le messager de Séphoris s'était arrêté à l'atelier avant d'aller au domicile de Joseph. Il informa Jésus de l'accident survenu à son père, et les deux se rendirent ensemble à la maison pour annoncer à Marie la triste nouvelle. Jésus désirait aller immédiatement rejoindre son père, mais Marie ne voulait rien entendre d'autre que de se rendre en hâte auprès de son époux. Elle décida que Jacques, alors âgé de dix ans, l'accompagnerait, tandis que Jésus resterait à la maison avec les plus jeunes enfants jusqu'à son retour, car elle ne connaissait pas la gravité de la blessure de Joseph. Mais Joseph était mort de ses blessures avant l'arrivée de Marie. On le ramena à Nazareth, et le lendemain il fut couché au tombeau pour reposer avec ses ancêtres.

Juste au moment où les perspectives étaient bonnes et où l'avenir paraissait prometteur, une main apparemment cruelle abattit le chef de famille de Nazareth. Les affaires de la maison furent interrompues, et tous les plans pour la future éducation de Jésus furent démolis. Le jeune charpentier, qui venait tout juste d'avoir quatorze ans, prit conscience de la réalité; il avait non seulement à révéler la nature divine, sur terre et dans la chair selon la mission reçue de son Père céleste, mais encore il fallait que, tout jeune, il endossât la responsabilité de prendre soin de sa mère veuve et de ses sept frères et soeurs -- sans compter un autre enfant attendu. L'adolescent de Nazareth devenait maintenant le seul soutien et réconfort de cette famille si subitement affligée. Ainsi fut rendu possible sur Urantia la succession naturelle d'événements qui forcèrent ce jeune homme de la destinée à assumer de si bonne heure des responsabilités fort lourdes, mais hautement pédagogiques et disciplinaires. Il devenait chef d'une famille humaine; il devenait le père de ses propres frères et soeurs; il aurait à soutenir et à protéger sa mère comme gardien du foyer paternel, le seul qu'il dut connaître pendant son séjour sur Urantia.

Jésus accepta de bon coeur les responsabilités qui s'abattaient si soudainement sur lui, et les assuma fidèlement jusqu'au bout. Tout au moins, un grand problème et une difficulté escomptée dans sa vie avaient été tragiquement résolus -- on ne s'attendait plus à ce qu'il aille à Jérusalem étudier avec les rabbins. Il resta perpétuellement vrai que Jésus « n'était le disciple de personne ». Il était toujours prêt à apprendre, même du plus humble petit enfant mais jamais il ne puisa dans des sources humaines son autorité pour enseigner la vérité.

Il ne savait encore rien de l'apparition de Gabriel à sa mère avant sa naissance; il l'apprit seulement par Jean le jour de son baptême, au commencement de son ministère public.

Avec le temps, le jeune charpentier de Nazareth mesura de mieux en mieux chaque institution de la société et chaque coutume de la religion par un critère invariable. Que fait-elle pour l'âme humaine? Rapproche-t-elle Dieu de l'homme? Mène-t-elle l'homme à Dieu? Tout en ne négligeant pas complètement les aspects récréatifs et sociaux de la vie, l'adolescent consacra de plus en plus son temps et ses forces à deux buts seulement: prendre soin de sa famille, et se préparer à accomplir sur terre la volonté son Père céleste.

Cette année-là, les voisins prirent l'habitude d'entrer à l'improviste durant les soirées d'hiver pour entendre Jésus jouer de la harpe, écouter ses histoires (car le garçon était un excellent conteur) et l'entendre lire des citations des Écritures grecques.

La famille pouvait assez bien soutenir son train de maison parce qu'elle disposait d'une bonne somme d'argent liquide au moment de la mort de Joseph. Jésus ne tarda pas à montrer qu'il avait dans les affaires un jugement pénétrant et de la sagacité financière. Il avait l'esprit large mais des goûts simples; il était économe mais généreux. Il se révéla un administrateur sage et efficace des biens de son père.

Malgré tout ce que Jésus et les voisins de Nazareth pouvaient faire pour apporter du réconfort au foyer, Marie et même les enfants restaient pleins de tristesse. Joseph était parti. Il avait été un mari et un père exceptionnels et leur manquait beaucoup. Pour eux, le plus tragique était qu'il fût mort avant qu'ils aient pu lui parler et recevoir sa bénédiction d'adieu.

3. -- LA QUINZIÈME ANNÉE (AN 9)

Au milieu de sa quinzième année -- et nous comptons le temps d'après le calendrier du XXième siècle et non d'après l'année juive -- Jésus avait fermement pris en main le gouvernement de sa famille. Avant la fin de cette année, leurs économies avaient à peu près fondu, et ils se trouvèrent dans l'obligation de vendre l'une des maisons de Nazareth que Joseph possédait en commun avec Jacob.

Ruth, la dernière née de la famille, vint au monde le mercredi soir 17 avril de l'an 9. Dans la mesure de ses moyens, Jésus essaya de prendre la place de son père en réconfortant et en soignant sa mère durant cette épreuve difficile et particulièrement triste. Pendant près de vingt ans (jusqu'au commencement de sa vie publique) aucun père n'aurait pu aimer et élever sa fille avec plus d'affection et de fidélité que Jésus s'occupant de la petite Ruth. Il fut un tout aussi bon père pour les autres membres de la famille.

Durant cette année, Jésus rédigea pour la première fois la prière qu'il enseigna par la suite à ses apôtres et qui s'est répandue sous le nom du « Notre Père ». En un sens, ce fut une évolution du culte au foyer. Les Juifs avaient de nombreuses formules d'actions de grâces et plusieurs prières classiques. Après la mort de son père, Jésus essaya d'enseigner aux aînés des enfants à s'exprimer individuellement dans des prières -- comme lui-même se plaisait à le faire -- mais ils ne pouvaient saisir sa pensée et revenaient invariablement à leurs formes de prières apprises par coeur. Ce fut dans cette tentative pour inciter les aînés de ses frères et soeurs à dire des prières individuelles que Jésus s'efforça de les guider par des phrases suggestives; bientôt, sans intention de sa part, ils employèrent tous une forme de prière largement basée sur les idées directrices que Jésus leur avait enseignées.

À la fin, Jésus abandonna l'idée d'obtenir que chaque membre de la famille formulât des prières spontanées. Un soir d'octobre, il s'assit près de la petite lampe trapue, devant la table basse en pierre; puis sur une planchette de cèdre poli d'environ quarante-cinq centimètres de côté, il écrivit avec un morceau de fusain la prière qui devint dorénavant la supplique modèle de la famille.

Cette année-là, Jésus fut très troublé par des réflexions confuses. Ses responsabilités familiales avaient fort efficacement écarté toute idée de mettre à exécution un plan conforme à la visitation de Jérusalem qui l'invitait à « s'occuper des affaires de son Père ». Jésus conclut à juste titre que le soin de veiller sur la famille de son père terrestre devait prendre le pas sur tout autre devoir, et que le soutien de sa famille devait être sa première obligation.

Au cours de cette année, Jésus trouva dans le « Livre d'Enoch » un passage qui l'incita plus tard à adopter l'expression « Fils de l'Homme » pour se désigner durant sa mission d'effusion sur Urantia. Il avait soigneusement étudié l'idée du Messie juif et acquis la conviction qu'il n'était pas destiné à être ce Messie. Il désirait ardemment aider le peuple de son père, mais il ne compta jamais se mettre à la tête des armées juives pour libérer la Palestine de la domination étrangère. Il savait qu'il ne siégerait jamais sur le trône de David à Jérusalem. Il ne croyait pas non plus que son rôle dut être celui d'un libérateur spirituel ou d'un éducateur moral uniquement auprès du peuple juif. En aucun cas la mission de sa vie ne pouvait donc être l'accomplissement des désirs ardents et des prophéties supposées messianiques des Écritures hébraïques, au moins pas à la manière dont les Juifs comprenaient ces prédictions des prophètes. De même, Jésus était certain de ne pas devoir apparaître comme le Fils de l'Homme décrit par le prophète Daniel.

Mais quand vint pour lui le moment d'aller de l'avant en tant qu'éducateur du monde, quel nom prendrait-il? Comment justifierait-il sa mission? De quel nom serait-il appelé par les gens qui se mettraient à croire à son enseignement?

Tandis qu'il retournait tous ces problèmes dans sa tête, il trouva dans la bibliothèque de la synagogue de Nazareth, parmi les livres apocalyptiques qu'il étudiait, le manuscrit appelé « Le livre d'Enoch ». Malgré sa conviction qu'il ne s'agissait pas de l'Enoch de jadis, le livre l'intrigua beaucoup; il le lut et le relut plusieurs fois. Un passage l'impressionna particulièrement, celui où apparaissait l'expression « Fils de l'Homme ». L'auteur de ce soi-disant Livre d'Enoch continuait à parler du Fils de l'Homme, décrivant les travaux qu'il devait accomplir sur terre. Il expliquait qu'avant de venir sur ce monde pour apporter le salut à l'humanité, ce Fils de l'Homme avait traversé les parvis de gloire céleste avec son Père, le Père de tous; qu'il avait renoncé à toute sa grandeur et à toute sa majesté pour descendre sur terre et y proclamer le salut aux pauvres mortels. À mesure que Jésus lisait ces passages (en comprenant bien qu'une grande partie du mysticisme oriental mêlé par la suite à ces enseignements était faux) son coeur vibrait à l'unisson. Il reconnut dan sa pensée que, parmi toutes les prédictions messianiques des Écritures hébraïques et toutes les théories concernant le libérateur des Juifs, aucune n'était aussi proche de la vérité que cette histoire, bien que le livre d'Enoch où elle était reléguée ne fût que partiellement orthodoxe. Séance tenante, il décida d'adopter pour titre inaugural « Le Fils de l'Homme ». C'est ce qu'il fit par la suite quand il commença son enseignement public. Jésus avait une aptitude infaillible à reconnaître la vérité et n'hésitait jamais à l'admettre, quelle que fût la source dont elle paraissait émaner.

À cette époque, il avait complètement réglé beaucoup de choses concernant son futur travail dans le monde, mais il n'entretenait jamais sa mère de ces questions, car elle s'accrochait toujours à son idée qu'il était le Messie juif.

Jésus passa alors par la grande confusion de pensée de l'époque de sa jeunesse. Après avoir fixé quelque peu la nature de sa mission sur terre consistant à « s'occuper des affaires de son Père » à démontrer l'amour de son Père envers toute l'humanité -- il recommença à réfléchir aux nombreuses citations des Écritures se référant à la venue d'un libérateur national, d'un éducateur ou d'un roi juif. A quel événement ces prophètes se rapportaient-elles? Était-il un Juif ou non? Appartenait-il ou non à la maison de David?. Sa mère affirmait que oui; son père avait jugé qu'il n'en était pas. Il décida qu'il n'en était pas. Mais les prophètes n'avaient-ils pas embrouillé la nature et la mission du Messie?.

Après tout, était-il possible que sa mère eût raison? Dans la plupart des cas, quand des différences d'opinion avaient surgi dans le passé, c'était elle qui avait eu raison. S'il était un nouveau maître et non le Messie, comment pourrait-il reconnaître le Messie juif si celui-ci apparaissait à Jérusalem durant le temps de sa mission terrestre, et quelles devraient alors être ses relations avec le Messie juif? Après qu'il se serait engagé dans la mission de sa vie, quels seraient ses rapports avec sa famille, avec la religion et l'État juifs, avec l'Empire romain, avec les Gentils et leurs religions? Le jeune Galiléen retournait dans sa pensée chacun de ces grands problèmes et réfléchissait sérieusement tout en continuant à travailler à l'établi du charpentier, gagnant laborieusement sa propre vie, celle de sa mère, et celle de ses huit frères et soeurs.

Avant la fin de l'année, Marie vit que les fonds de la famille diminuaient. Elle confia la vente des pigeons à Jacques. Bientôt ils achetèrent une seconde vache et, avec l'aide de Miriam, commencèrent à vendre du lait à leurs voisins de Nazareth.

Les profondes périodes de méditation de Jésus, ses fréquents déplacements pour prier au sommet de la colline, et toutes les idées étranges qu'il énonçait de temps en temps alarmèrent profondément sa mère. Elle pensait parfois que le garçon n'était plus lui-même; puis elle dominait sa frayeur en se rappelant qu'il était après tout un enfant de la promesse, quelque peu différent des autres jeunes gens.

Or Jésus avait appris à ne pas exprimer toutes ses pensées, à ne pas exposer toutes ses idées sur le monde, pas même à sa propre mère. À partir de cette année, Jésus restreignit constamment les divulgations de ce qui se passait dans sa pensée, c'est-à-dire qu'il parla moins des choses qu'un auditeur moyen ne pouvait saisir, et qui risquaient de le faire considérer comme bizarre ou différent des gens du commun. Selon toutes les apparences, il devint banal et classique, bien qu'il languit après quelqu'un qui pourrait comprendre ses préoccupations. Il désirait ardemment avoir un ami fidèle et digne de confiance, mais ses problèmes étaient trop complexes pour être compris par ses compagnons humains. La singularité de cette situation exceptionnelle le forçait à porter seul son fardeau.

4. -- PREMIER SERMON DANS LA SYNAGOGUE

À partir de son quinzième anniversaire, Jésus pouvait officiellement occuper la chaire de la synagogue le jour du sabbat. Maintes fois auparavant, en l'absence d'orateurs, on avait demandé à Jésus de lire les Écritures, mais maintenant le jour était venu où la loi lui permettait de conduire le service. C'est pourquoi, au premier sabbat après l'anniversaire de ses quinze ans, le chazan s'arrangea pour que Jésus dirigeât le service matinal de la synagogue. Lorsque tous les fidèles de Nazareth furent assemblés, le jeune homme, ayant choisi ses textes, se leva et commença à lire.

« L'esprit du Seigneur Dieu est sur moi, car Dieu m'a oint, il m'a envoyé pour porter de bonnes nouvelles aux débonnaires, pour panser ceux qui ont le coeur brisé, pour annoncer aux captifs la liberté et aux prisonniers l'ouverture des prisons; pour proclamer l'année de la faveur de l'Éternel et un jour de vengeance pour notre Dieu; pour consoler tous les affligés et leur donner l'ornement au lieu de la cendre, l'huile de joie au lieu du deuil, et un chant de louanges au lieu d'un esprit abattu, afin qu'on les appelle arbres de droiture, plantés par le Seigneur et destinés à le glorifier (1).

« Recherchez le bien et non le mal, afin que vous viviez et qu'ainsi le Seigneur, l'Éternel des Armées, soit avec vous. Haïssez le mal et aimez le bien; établissez le juste jugement dans les assemblées de la porte. Peut-être le Seigneur Dieu usera-t-il de grâce envers les restes de Joseph (2).

« Lavez-vous, purifiez-vous; ôtez la méchanceté de vos actions de devant mes yeux; cessez de faire le mal et apprenez à faire le bien; recherchez la justice, soulagez l'opprimé; défendez celui qui n'a plus de père et plaidez la cause de la veuve (3).

  (1) Isaïe LXI-1 à 3.
  (2) Amos V-14 et 15.
  (3) Isaïe I-16 et 17.

« Avec quoi me présenterai-je devant le Seigneur pour m'incliner devant le Dieu de toute la terre? Devrai-je venir devant lui avec des holocaustes, avec des veaux d'un an? Le Seigneur prendre-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des dizaines de milliers de moutons, ou à des fleuves d'huile? Donnerai-je mon premier-né pour ma transgression, le fruit de mon corps pour le péché de mon âme? Non, car le Seigneur nous a montré, ô hommes, ce qui est bon. Qu'est-ce que le Seigneur vous réclame sinon d'être justes, d'aimer la miséricorde, et de marcher humblement avec votre Dieu? (4).

« À qui donc comparerez-vous Dieu qui domine l'orbite de la terre? Levez les yeux et voyez qui a créé tous ces mondes, qui produit leurs légions par nombre et les appelle tous par leur nom. Il fait toutes ces choses grâce à la grandeur de sa puissance; à cause de la force de son pouvoir, nul ne fait défaut (5). Il donne de la vigueur aux faibles et accroît la force de ceux qui sont fatigués. N'ayez pas peur, car je suis avec vous; ne craignez pas, car je suis votre Dieu. Je vous fortifierai et je vous aiderai; oui, je vous soutiendrai avec la main droite de ma justice, car je suis le Seigneur votre Dieu. Et je tiendrai votre main droite en vous disant: ne craignez rien, car je vous aiderai.

« Tu es mon témoin, dit le Seigneur, et mon serviteur que j'ai choisi afin que tous puissent me connaître et me croire et comprendre que je suis l'Éternel. Moi, oui moi, je suis le Seigneur, et hors de moi il n'y a point de Sauveur » (6).

  (4) Michée VI-6 à 8.
  (5) Isaïe XL-25 et suite.
  (6) Isaïe XLIII-10 et 11.

Lorsqu'il eut terminé cette lecture il s'assit, et les fidèles rentrèrent chez eux, méditant les paroles qu'il leur avait lues avec tant de grâce. Jamais les gens de la ville ne l'avaient vu si magnifiquement solennel; jamais ils ne l'avaient entendu parler d'une voix aussi sérieuse et sincère; jamais ils ne l'avaient vu si viril, si décidé, et si plein d'autorité.

Cet après-midi de sabbat, Jésus gravit avec Jacques la colline de Nazareth, et quand ils furent de retour à la maison, il écrivit les Dix Commandements en grec, au fusain, sur deux panneaux de bois poli. Plus tard Marthe coloria et décora ces tableaux, et pendant longtemps ils furent suspendus au mur au-dessus du petit établi de Jacques.

5. -- LA LUTTE FINANCIÈRE

Peu à peu, Jésus et sa famille retournèrent à la vie rustique de leurs premières années. Leurs vêtements et même leur nourriture se simplifièrent. Ils avaient en abondance du lait, du beurre, et du fromage. Suivant la saison, ils profitaient des produits de leur jardin, mais chaque jour s'écoulait les obligeait à pratiquer une plus grande frugalité. Leur déjeuner était très simple; leur meilleure nourriture était réservée pour le repas du soir. Toutefois, chez les Juifs, le manque de fortune n'impliquait pas une infériorité sociale.

Déjà le jeune homme avait à peu près compris les modes de vie des hommes de son temps. Ses enseignements ultérieurs montrent a quel point il comprenait bien la vie au foyer, aux champs, et à l'atelier; ils révèlent pleinement ses contacts intimes avec toutes les phases de l'expérience humaine.

Le chazan de Nazareth continua à s'attacher à la croyance que Jésus deviendrait un grand maître, probablement le successeur du célèbre Gamaliel à Jérusalem.

Tous les plans de Jésus pour sa carrière furent apparemment contrecarrés. À la façon dont les événements se présentaient, l'avenir ne paraissait pas brillant. Pourtant Jésus ne vacilla pas et ne se découragea pas. Il vécut au jour le jour, remplissant bien son devoir quotidien et s'acquittant fidèlement des responsabilités immédiates de sa position dans la société. La vie de Jésus est la consolation éternelle de tous les idéalistes déçus.

Le salaire d'un charpentier ordinaire travaillant à la journée diminuait lentement. À la fin de cette année, en travaillant tôt le matin et tard le soir, Jésus ne pouvait gagner que l'équivalent d'un franc or par jour. L'année suivante, ils trouvèrent difficile de payer les impôts civils, sans parler des cotisations à la synagogue et de la taxe d'un demi sicle pour le temple. Au cours de cette année, le percepteur essaya d'extorquer à Jésus un revenu supplémentaire et menaça même de saisir sa harpe.

Craignant que l'exemplaire des Écritures grecques ne fût découvert et confisqué par les collecteurs d'impôts, Jésus le donna le jour de son quinzième anniversaire à la bibliothèque de la synagogue, comme offrande au Seigneur à l'occasion de sa maturité.

Le grand choc de sa quinzième année eut lieu quand Jésus alla à Séphoris pour apprendre la décision d'Hérode au sujet de l'appel qu'il avait interjeté auprès du tétrarque dans la contestation sur le montant de la somme due à Joseph au moment de sa mort accidentelle. Jésus et Marie avaient espéré recevoir une grosse somme, mais le trésorier de Séphoris leur avait offert un montant dérisoire. Les frères de Joseph avaient fait appel à Hérode lui-même, et maintenant Jésus était au palais et entendit Hérode décréter que l'on ne devait rien à son Père au moment de sa mort. À cause de cette décision si injuste, Jésus n'eut jamais plus confiance en Hérode Antipas. Il n'est pas surprenant qu'il ait fait une fois allusion à « ce renard » (1).

  (1) Luc XIII-32.

Cette année-là et les années suivantes, le travail assidu à l'établi du charpentier priva Jésus des occasions de se mêler aux voyageurs des caravanes. Le magasin d'approvisionnement de la famille avait déjà été repris par son oncle, et Jésus travaillait tout le temps dans l'atelier de la maison, où il était à proximité pour aider Marie dans la vie familiale. C'est à cette époque qu'il commença à envoyer Jacques au caravansérail pour recueillir des renseignements sur les événements mondiaux; il cherchait ainsi à se tenir au courant des nouvelles du jour.

Quand il arriva à l'âge d'homme, il passa par les mêmes conflits et incertitudes que les jeunes gens de tous les temps. La rigoureuse expérience d'avoir à entretenir sa famille était une sûre sauvegarde contre son penchant à consacrer trop de temps à des méditations oisives ou à s'adonner à des tendances mystiques.

Ce fut l'année où Jésus loua, juste au nord de leur maison, une grande pièce de terre et la divisa en potagers familiaux. Chacun des aînés avait un jardin individuel, et ils se firent une vive concurrence dans leurs efforts agricoles. Durant la saison de culture des légumes, leur frère aîné passa chaque jour quelque temps avec eux ans le jardin. Pendant que Jésus travaillait au jardin avec ses jeunes frères et soeurs, il caressa plusieurs fois l'idée qu'ils pourraient tous habiter une ferme à la campagne, où ils goûteraient l'indépendance d'une vie libre; mais eux ne se voyaient pas grandissant à la campagne, et Jésus, qui était un adolescent tout à fait pratique aussi bien qu'un idéaliste, attaqua intelligemment et énergiquement son problème tel qu'il se présentait. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour s'adapter, avec sa famille, aux réalités de la situation, et pour ajuster leur condition à la plus grande satisfaction possible de leurs désirs individuels et collectifs.

À un moment donné, Jésus avait faiblement espéré, à condition de toucher la somme considérable due à son père pour les travaux exécutés au palais d'Hérode, qu'il serait capable de réunir les ressources suffisantes pour justifier la tentative d'achat d'une petit ferme. Il avait très sérieusement envisagé le plan d'installer sa famille à la campagne, mais quand Hérode refusa de leur payer quoi que ce soit sur les sommes dues à Joseph, il renonça à son ambition de posséder une maison hors de la ville. Dans ces conditions, ils s'ingénièrent à bénéficier de l'expérience de la vie campagnarde, puisqu'ils avaient maintenant trois vaches, quatre moutons, une foule de poussins, un âne, et un chien, sans compter les pigeons. Même les bambins avaient leurs tâches régulières à accomplir dans le plan d'organisation bien réglé qui caractérisait la vie familiale dans ce foyer de Nazareth.

À la fin de sa quinzième année, Jésus acheva de traverser une dangereuse et difficile période de l'existence humaine, l'époque de transition entre les années du contentement relatif de l'enfance et la conscience de la virilité approchante avec ses responsabilités croissantes et ses occasions d'acquérir une plus grande expérience dans le développement d'un noble caractère. La période de croissance mentale et physique avait pris fin, et maintenant commençait la vraie carrière du jeune homme de Nazareth.

 

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