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L'ENTRÉE À JÉRUSALEM
JÉSUS et les apôtres arrivèrent à Béthanie un peu après quatre heures
de l'après-midi le vendredi 31 mars de l'an 30. Lazare, ses soeurs, et
leurs amis les attendaient. Du fait que tant de gens venaient
quotidiennement s'entretenir avec Lazare de sa résurrection, Jésus fut
informé que des dispositions avaient été prises pour qu'il loge chez un
croyant du voisinage, un certain Simon qui, depuis la mort du père de
Lazare, était le principal notable du petit village.
Ce soir-là, Jésus reçut un grand nombre de visiteurs: le petit peuple
de Béthanie et de Bethphagé fit de son mieux pour lui faire sentir qu'il
était bienvenu. Beaucoup de personnes croyaient que Jésus allait
maintenant à Jérusalem, au mépris complet du décret de mort émanant du
sanhédrin, pour se proclamer roi des Juifs. Mais la famille de Béthanie --
Lazare, Marthe, et Marie comprenait plus clairement que Jésus n'était pas
un roi de ce genre; elle sentait obscurément que son séjour à Jérusalem et
à Béthanie pouvait être le dernier.
Les chefs des prêtres furent informés que Jésus logeait à Béthanie,
mais ils crurent préférable de ne pas chercher à s'emparer de lui parmi
ses amis; ils décidèrent d'attendre qu'il entrât à Jérusalem. Jésus savait
tout cela, mais conservait un calme majestueux. Jamais ses amis ne
l'avaient vu plus paisible et plus aimable. Même les apôtres furent
stupéfaits de constater son absence de préoccupation, alors que les
membres du sanhédrin avaient fait appel à toute la population juive pour
le livrer entre leurs mains. Cette nuit-là, pendant que le Maître dormait,
les apôtres se relayèrent deux par deux pour monter la garde, et plusieurs
d'entre eux avaient ceint leur épée. Le lendemain matin de bonne heure,
ils furent réveillés par des centaines de pèlerins venant de Jérusalem,
même en ce jour de sabbat, pour voir Jésus et Lazare qu'il avait
ressuscité d'entre les morts.
1. -- LE SABBAT À BÉTHANIE
Des pèlerins étrangers à la Judée, ainsi que les autorités juives,
avaient tous demandé: « Qu'en pensez-vous? Jésus va-t-il venir à la fête?
» Le peuple fut heureux d'apprendre que Jésus était à Béthanie, mais les
chefs des prêtres et les pharisiens furent quelque peu désorientés. Ils
étaient contents de l'avoir sous leur juridiction, mais ils étaient
légèrement déconcertés par son audace. Ils se rappelaient que, lors de sa
précédente visite, Lazare avait été ressuscité d'entre les morts, et
Lazare devenait un grand problème pour les ennemis de Jésus.
Six jours avant la Pâque, le soir après le sabbat, tout Béthanie et
tout Bethphagé se réunirent pour célébrer l'arrivée de Jésus par un
banquet public chez Simon. Ce souper était en l'honneur de Jésus et de
Lazare; il fut offert en bravant le sanhédrin. Marthe dirigea le service
du repas. Sa soeur Marie se trouvait parmi les spectatrices, car il était
contraire à la coutume des Juifs qu'une femme prenne part à un banquet
public. Les agents du sanhédrin étaient présents, mais craignaient
d'appréhender Jésus au milieu de ses amis.
Jésus s'entretint avec Simon du Josué de jadis, dont le prénom était
homonyme du sien, et raconta comment Josué et les Israélites étaient
arrivés à Jérusalem par Jéricho. En commençant la légende de la chute des
remparts de Jéricho, Jésus dit: « Je ne m'intéresse pas à ces murailles de
brique et de pierre, mais je voudrais provoquer l'effondrement des
remparts de préjugés, de pharisaïsme, et de haine devant la proclamation
de l'amour du Père pour tous les hommes ».
Le banquet continua très gaîment et normalement, sauf que tous les
apôtres étaient empreints d'une gravité inhabituelle. Jésus était
exceptionnellement gai et avait joué avec les enfants jusqu'au moment de
se mettre à table.
Rien d'extraordinaire ne se produisit jusque vers la fin du festin,
lorsque Marie, soeur de Lazare, sortit du groupe des spectatrices,
s'avança jusqu'au divan où Jésus était étendu comme hôte d'honneur, et se
mit à déboucher un grand flacon d'albâtre contenant un onguent très rare
et coûteux. Après en avoir oint la tête du Maître, elle commença à en
verser sur ses pieds et défit ses cheveux pour les lui essuyer. Toute la
maison fut remplie du parfum de l'onguent, et tous les assistants furent
stupéfaits de ce que Marie avait fait. Lazare ne dit rien, mais lorsque
certains convives murmurèrent en s'indignant de cet emploi d'un onguent
aussi coûteux, Judas Iscariot s'approcha de l'endroit où André était
allongé et dit: « Pourquoi n'a-t-on pas vendu cet onguent et donné
l'argent pour nourrir les pauvres? Tu devrais dire au Maître de réprouver
ce gaspillage ».
Sachant ce qu'ils pensaient et entendant ce qu'ils disaient, Jésus posa
sa main sur la tête de Marie agenouillée à son côté et, avec une
expression de bonté sur son visage, il dit: « Que chacun de vous la laisse
tranquille. Pourquoi la troublez-vous à ce propos, vu qu'elle a commis une
bonne action dans son coeur? A vous, qui murmurez en disant que cet
onguent aurait dût être vendu et l'argent donné aux pauvres, laissez-moi
vous dire que vous aurez toujours les pauvres avec vous, de sorte que vous
pourrez vous occuper d'eux quand bon vous semblera. Mais moi je ne serai
pas toujours avec vous; j'irai bientôt auprès de mon Père. Cette femme a
conservé depuis longtemps cet onguent pour mon corps lors de mon
enterrement; puisqu'elle a cru bon de procéder à cette onction en
anticipant sur ma mort, cette satisfaction ne lui sera pas refusés. En
faisant cela, Marie vous a tous blâmés, en ce sens que, par cet acte, elle
manifeste sa foi en ce que j'ai dit sur ma mort et mon ascension auprès du
Père céleste. Cette femme ne sera pas réprimandée pour ce qu'elle a fait
ce soir. Je vous dis au contraire que, dans les âges à venir, quand l'évangile sera prêché dans le monde entier, ce qu'elle a fait sera
raconté partout en mémoire d'elle » (1).
(1) Cf.
Jean XXII - 1 à 8.
Ce fut à cause de ce blâme, pis pour un reproche personnel, que Judas
Iscariot se décida finalement à chercher une vengeance pour ses sentiments
froissés. Il avait maintes fois entretenu ces idées dans son subconscient,
mais maintenant il osa considérer ces méchancetés dans sa pensée
pleinement consciente. Beaucoup d'autres convives l'encouragèrent dans
cette attitude, car le prix de l'onguent équivalait au salaire d'un homme
pendant une année assez pour fournir du pain à cinq mille personnes. Mais
Marie aimait Jésus; elle s'était procuré le précieux onguent pour embaumer
son corps après sa mort, car elle croyait à ses paroles quand il les
avertissait qu'il devait mourir. L'application de l'onguent ne devait pas
être refusée à Marie, même si elle changeait d'avis et décidait de faire
cette offrande au Maître pendant qu'il était encore vivant.
Lazare et Marthe savaient tous deux que Marie avait mis longtemps à
épargner l'argent destiné à acheter ce flacon de nard; ils approuvaient
sincèrement qu'elle ait agi en cette affaire selon le désir de son coeur,
car ils étaient fortunés et pouvaient facilement s'offrir le luxe d'une
telle offrande.
Quand les chefs des prêtres eurent vent de ce dîner à Béthanie en
l'honneur de Jésus et de Lazare, ils commencèrent à tenir conseil sur la
ligne de conduite à suivre envers Lazare. Ils décidèrent bientôt que
Lazare devait également mourir. Ils conclurent à juste titre qu'il serait
inutile de mettre Jésus à mort s'ils laissaient vivre Lazare, que Jésus
avait ressuscité d'entre les morts.
2. -- LE DIMANCHE MATIN AVEC LES APÔTRES
Ce dimanche matin, dans le magnifique jardin de Simon, le Maître appela
les douze apôtres autour de lui et leur donna ses instructions finales
préalablement à l'entrée à Jérusalem. Il leur dit qu'il prononcerait
probablement beaucoup de sermons et enseignerait de nombreuses leçons
avant de retourner auprès du Père, mais il leur recommanda de s'abstenir
de toute manifestation publique durant ce séjour pour la Pâque à
Jérusalem. Il leur ordonna de rester près de lui et de « veiller et prier
». Jésus savait qu'un grand nombre de ses apôtres et disciples immédiats
portaient déjà des épées dissimulées sur eux, mais ne fit aucune allusion
à cet état de choses.
Les instructions de cette matinée comportaient un bref résumé du
ministère des apôtres depuis le jour de leur ordination près de Capharnaüm
jusqu'au jour actuel où ils se préparaient à entrer à Jérusalem. Les
apôtres écoutèrent en silence et ne posèrent aucune question.
De bonne heure ce matin-là, David Zébédée avait remis à Judas les fonds
provenant de la vente de l'équipement du camp de Pella. A son tour, Judas
avait remis la majeure partie de cet argent à Simon, leur hôte, pour qu'il
le conserve en anticipation des exigences de leur entrée à Jérusalem.
Après la conférence avec les apôtres, Jésus eut un entretien avec
Lazare et lui recommanda d'éviter de sacrifier sa vie à l'esprit de
vengeance du sanhédrin. Ce fut pour obtempérer à cette recommandation que
Lazare s'enfuit quelques jours plus tard à Philadelphie, quand les
fonctionnaires du sanhédrin envoyèrent des agents pour l'arrêter.
Dans un certain sens, tous les disciples de Jésus sentaient la crise
imminente, mais furent empêchés d'en comprendre pleinement la gravité par
la gaîté inhabituelle et la bonne humeur exceptionnelle du Maître.
3. -- LE DÉPART POUR JÉRUSALEM
Béthanie était à peu près à trois kilomètres du temple, et ce fut à une
heure et demie, ce dimanche après-midi que Jésus se prépara à partir pour
Jérusalem. Il avait des sentiments de profonde affection pour Béthanie et
les âmes simples de ses habitants. Nazareth, Capharnaüm, et Jérusalem
l'avaient rejeté, mais Béthanie l'avait accepté et avait cru en lui. Ce
fut dans ce petit village, où presque tous les hommes, femmes et enfants
étaient des croyants, que Jésus choisit d'accomplir la plus puissante
oeuvre de son effusion terrestre, la résurrection de Lazare. S'il le
ressuscita, ce ne fut pas pour amener les habitants à croire, mais plutôt
parce qu'ils croyaient déjà.
Jésus avait réfléchi toute la matinée à son entrée à Jérusalem. Jusque
là, il s'était toujours efforcé d'empêcher que le public ne l'acclame en
tant que Messie, mais ce jour-là la situation était différente. Il
approchait de la fin de son incarnation, sa mort avait été décrétée par le
sanhédrin, et il n'y avait pas d'inconvénient à permettre à ses disciples
d'exprimer librement leurs sentiments, exactement comme cela se serait
produit s'il avait choisi de faire une entrée officielle et publique dans
la ville.
Ce ne fut ni comme un dernier appel à la faveur populaire, ni comme une
ultime tentative pour s'emparer du pouvoir, que Jésus décida de faire
publiquement son entrée à Jérusalem. Ce ne fut pas non plus pour
satisfaire les désirs humains de ses disciples et apôtres. Jésus
n'entretenait aucune des illusions fantasmagoriques d'un rêveur: il savait
bien quel serait le dénouement de cette visite.
Après avoir décidé de faire une entrée publique à Jérusalem, le Maître
fut obligé de choisir une méthode convenable pour exécuter sa résolution.
Il passa en revue les nombreuses prophéties plus ou moins contradictoires
dites messianiques, mais n'en trouva qu'une seule susceptible d'être
décemment suivie. La plupart des affirmations prophétiques décrivaient un
roi, fils et successeur de David, un homme audacieux et agressif, capable
de délivrer temporellement tout Israël du joug de la domination étrangère.
Mais il existait un passage des Écritures parfois associé au Messie par
ceux qui s'attachaient davantage au concept spirituel de sa mission. Jésus
pensa que ce passage pouvait logiquement servir de guide pour son entrée à
Jérusalem. La citation se trouvait dans Zacharie et disait: « Réjouis-toi
grandement, O fille de Sion pousse des cris de joie, O fille de Jérusalem.
Voici, ton roi vient à toi. Il est juste et apporte le salut. Il vient
humblement monté sur un âne, sur un ânon, le petit d'une ânesse (1).
Un roi belliqueux entrait toujours dans une ville monté sur un cheval;
un roi en mission pacifique et amicale entrait toujours monté sur un âne.
Jésus ne voulait pas entrer à Jérusalem monté sur un cheval, mais il était
disposé à y entrer pacifiquement monté sur un âne, en tant que Fils de
l'Homme.
Jésus avait essayé depuis longtemps d'inculquer par enseignement direct
à ses apôtres et à ses disciples que son royaume n'était pas de ce monde,
qu'il s'agissait d'une affaire spirituelle; mais il n'y était pas parvenu.
Maintenant, il voulait essayer d'accomplir par un appel symbolique ce
qu'il n'avait pas réussi à faire par son enseignement clair et personnel.
En conséquence, Jésus appela Pierre et Jean tout de suite après le repas
de midi et leur ordonna d'aller à Bethphagé, un village voisin situé un
peu à l'écart de la grande route et à une courte distance au nord-ouest de
Béthanie. Il leur dit: « Allez à Bethphagé et, lorsque vous arriverez au
croisement des routes, vous trouverez le petit d'une ânesse attaché là.
Détachez l'ânon et ramenez-le. Si quelqu'un vous demande pourquoi vous
faites cela, dites simplement: Le Maître en a besoin »
(2). Lorsque les deux
apôtres furent allés à Bethphagé conformément aux instructions reçues, ils
trouvèrent l'ânon attaché dans la rue à coté de sa mère et près d'une
maison d'angle. Tandis que Pierre détachait l'ânon, le propriétaire arriva
et demanda pourquoi ils faisaient cela. Lorsque Pierre lui eut répondu
conformément aux instructions du Maître, l'homme dit: « Si votre Maître
est Jésus de Galilée, l'ânon est à sa disposition ». Ils ramenèrent donc
l'ânon.
À ce moment, plusieurs centaines de pèlerins s'étaient réunis autour de
Jésus et de ses apôtres. Depuis le milieu de la matinée, les visiteurs de
passage qui se rendaient à la Pâque s'étaient arrêtés. Entre temps, David Zébédée et quelques-uns de ses anciens messagers prirent sur eux d'aller
en hâte à Jérusalem, où ils répandirent, parmi les foules de pèlerins
visitant le temple, la nouvelle que Jésus de Nazareth faisait une entrée
triomphale dans la ville. En conséquence, plusieurs milliers de ces
pèlerins s'attroupèrent pour saluer le prophète, auteur des prodiges dont
on avait tant parlé, et que certains prenaient pour le Messie. Cette
multitude qui sortait de Jérusalem rencontra Jésus et la foule qui se
dirigeaient vers Jérusalem, aussitôt après qu'ils eurent franchi la crête
du Mont des Oliviers et commencé à descendre vers la ville.
Quand la procession partit de Béthanie, l'enthousiasme était grand
parmi la foule joyeuse de disciples, de croyants, et de pèlerins
visiteurs, dont beaucoup venaient de Galilée et de Pérée. Au moment du
départ, les douze femmes du corps évangélique initial, accompagnées de
quelques collaboratrices, arrivèrent sur la scène et se joignirent à cette
procession extraordinaire qui se dirigeait gaîment vers la ville.
Avant le départ, les jumeaux Alphée posèrent leurs manteaux sur l'âne
et maintinrent l'animal pendant que le Maître l'enfourchait. Au cours de
la montée vers le sommet d'Olivet, la foule joyeuse jeta ses vêtements sur
le sol et apporta des branches cueillies sur les arbres voisins pour faire
un tapis d'honneur au Fils royal, le Messie promis porté par l'âne. A
l'approche de Jérusalem, la foule heureuse commença à chanter, ou plutôt à
crier à l'unisson le Psaume: « Hosanna au Fils de David. Béni soit celui
qui vient au nom de l'Éternel. Hosanna dans les lieux très hauts. Béni
soit le royaume qui descend du ciel » (3).
Jésus fut gai et joyeux au cours du trajet, jusqu'au moment où il
arriva sur la crête du Mont des Oliviers, d'où l'on avait une vue
panoramique sur la ville et les tours du temple. Le Maître arrêta la
procession, et un grand silence s'abattit sur l'assistance qui le voyait
pleurer. Abaissant son regard sur la vaste multitude sortant de la ville
pour l'accueillir, le Maître dit avec beaucoup d'émotion et une voix
mouillée de larmes: « O Jérusalem, si tu avais seulement connu, toi aussi,
au moins en ce jour qui t'est donné, les choses qui appartiennent à ta
paix et que tu aurais pu avoir si largement! Ces gloires vont désormais
être cachées à tes yeux. Tu es sur le point de rejeter le Fils de la Paix
et de tourner le dos à l'évangile du salut. Les jours viendront bientôt où
tes ennemis creuseront une tranchée autour de toi et t'assiégeront de tous
côtés; ils te détruiront de fond en comble, et il ne restera pas pierre
sur pierre de toi. Et tout cela t'arrivera parce que tu n'as pas connu le
temps de ta divine visitation. Tu vas rejeter le don de Dieu, et tous les
hommes te rejetteront » (4).
Lorsque Jésus eut fini de parler, la procession commença la descente du
Mont des Oliviers et rencontra bientôt la multitude des visiteurs qui
venaient de Jérusalem en agitant des branches de palmier, en criant des
hosannas, et en exprimant de diverses façons son allégresse et sa
solidarité. Le Maître n'avait rien fait pour que des foules sortent de
Jérusalem à sa rencontre; d'autres que lui s'en étaient chargés. Il ne
prémédita jamais aucune scène théâtrale.
A la multitude qui affluait pour souhaiter la bienvenue au Maître
s'étaient joints de nombreux pharisiens et autres ennemis de Jésus. Ils
furent tellement déconcertés par cette explosion soudaine et inattendue
d'acclamations populaires qu'ils eurent peur d'arrêter Jésus, de crainte
que cet acte ne précipite ouvertement une révolte populaire. Ils
craignaient grandement le comportement de la masse des visiteurs, qui
avaient beaucoup entendu parler de Jésus, et dont un grand nombre
croyaient en lui.
A l'approche de Jérusalem, la foule devint plus démonstrative, au point
que certains pharisiens se rapprochèrent de Jésus et dirent: « Maître, tu
devrais réprimander tes disciples et les exhorter à se conduire plus
convenablement ». A quoi Jésus répondit: « Il convient que ces enfants
souhaitent la bienvenue au Fils de la Paix, que les chefs des prêtres ont
rejeté. N'essayez pas de les faire taire, de crainte qu'à leur place les
pierres du bord de la route ne se mettent à crier » (5).
(1) Zacharie IX - 9 et Matthieu XXI -
5. |
(2) Cf. Matthieu XXI-2.
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(3) Cf. PSaume CXVIII-25 ; Matthieu
XXI-9 ; Marc XI-9 ; Jean XII-13. |
(4) Cf. Luc XIX-41 à 44. |
(5) Cf. Luc XIX - 40. |
Les pharisiens se hâtèrent de précéder la procession pour rejoindre le
sanhédrin qui siégeait alors au temple, et ils rendirent compte à leurs
collègues: « Voici, tout ce que nous faisons ne sert à rien; nous sommes
déconcertés par ce Galiléen. Le peuple est devenu fou de lui; si nous
n'arrêtons pas ces ignorants, le monde entier va le suivre ».
En réalité, il n'y avait pas lieu d'attacher une signification profonde
à cette explosion superficielle et spontanée d'enthousiasme populaire.
Bien que joyeux et sincère, cet accueil ne dénotait aucune conviction
réelle ou profonde dans le coeur de la multitude allègre. Les mêmes foules
furent tout aussi promptes à rejeter Jésus, plus tard dans la même
semaine, dès que le sanhédrin eut pris fermement et résolument position
contre lui, quand elles perdirent leurs illusions -- quand elles se
rendirent compte que Jésus n'allait pas instaurer le royaume conformément
à leurs espoirs longtemps nourris.
Mais toute la ville fut puissamment agitée, au point que tout le monde
demandait: « Qui est cet homme? » Et la multitude répondait: « C'est Jésus
de Nazareth, le prophète de Galilée.
4. -- LA VISITE AU TEMPLE
Pendant que les jumeaux Alphée allaient restituer l'âne à son
propriétaire, Jésus et les dix apôtres se séparèrent de leurs disciples
les plus proches et déambulèrent dans le temple en observant les
préparatifs de la Pâque. Aucune tentative ne fut faite pour molester
Jésus, car le sanhédrin craignait beaucoup le peuple, et après tout, cette
crainte était l'une des raisons pour lesquelles Jésus avait permis à la
multitude de l'acclamer ainsi. Les apôtres ne comprenaient pas que c'était
l'unique procédé humain susceptible d'empêcher efficacement que Jésus ne
soit immédiatement arrêté lors de son entrée dans la ville. Le Maître
désirait donner aux habitants de Jérusalem, humbles et notables, ainsi
qu'aux dizaines de milliers d'assistants à la Pâque, cette dernière chance
supplémentaire d'entendre l'évangile et de recevoir, s'ils le voulaient,
le Fils de la Paix.
Maintenant, tandis que l'après-midi se terminait et que les foules
allaient se restaurer, Jésus et ses collaborateurs immédiats furent
laissés seuls. Quelle étrange journée cela avait été! Les apôtres étaient
pensifs, mais muets. Jamais, au cours de leur association avec Jésus, ils
n'avaient assisté à une journée semblable. Ils s'assirent pendant un
moment près de l'emplacement du trésor du temple, observant les gens qui y
versaient leur contribution: les riches mettaient de grosses sommes dans
la caisse des offrandes, et chacun donnait quelque chose selon ses moyens.
A la fm arriva une pauvre veuve, misérablement vêtue, et ils remarquèrent
qu'elle mettait deux pites (petites pièces de cuivre) dans le tronc. Alors
Jésus attira l'attention des apôtres sur la veuve en disant: « Retenez
bien ce que vous venez de voir. cette pauvre veuve a donné plus que tous
les autres, car les autres ont donné une petite fraction de leur superflu,
tandis que malgré sa misère cette pauvre femme a donné tout ce qu'elle
avait, même son nécessaire (10.
(1) Cf. Marc XII -42 à 46 et Luc XXI
- 1 à 4.
Tandis que la nuit tombait, ils circulèrent en silence dans les cours
du temple, et Jésus se rappela les émotions liées à ses visites
antérieures, sans oublier les toutes premières. Après qu'il eut observé
une fois de plus ces scènes familières, il dit: « Allons à Béthanie pour
nous reposer ». Jésus, avec Jacques et Jean, alla habiter chez Simon,
tandis que les autres apôtres logèrent chez leurs amis à Béthanie et à
Bethphagé.
5. -- LE COMPORTEMENT DES APÔTRES
Ce dimanche soir, durant le retour à Béthanie, Jésus marcha devant les
apôtres. Aucune parole ne fut prononcée jusqu'au moment où ils se
séparèrent après être arrivés à la maison de Simon. Jamais douze humains
n'éprouvèrent des sentiments aussi variés et inexplicables que ceux qui
surgissaient maintenant dans la pensée et l'âme de ces ambassadeurs du
royaume. Ces robustes Galiléens étaient troublés et déconcertés; ils ne
savaient pas à quoi s'attendre; ils étaient trop surpris pour être très
effrayés. Ils ne savaient rien des plans du Maître pour le lendemain, et
ils ne posaient pas de questions. Ils se rendirent à leurs logements, mais
ne dormirent pas beaucoup, sauf les jumeaux. Toutefois, ils ne montèrent
pas une garde armée autour de Jésus chez Simon.
André était complètement abasourdi et presque désorienté. Il fut le
seul apôtre qui ne chercha pas sérieusement à évaluer l'explosion
populaire des acclamations. Il était trop préoccupé par la pensée de sa
responsabilité de chef du corps apostolique pour analyser sérieusement le
sens ou la signification des bruyants hosannas de la multitude. André
était fort affairé à veiller sur certains de ses collègues, dont il
craignait qu'ils ne se laissent emporter par leurs émotions durant
l'excitation populaire, spécialement Pierre, Jacques, Jean, et Simon le
Zélote. Durant toute cette journée et celles qui suivirent immédiatement,
André fut assailli de doutes graves, mais n'exprima jamais aucune de ses
inquiétudes à ses compagnons apostoliques. Il était préoccupé du
comportement de certains des douze, qu'il savait armés d'épées, mais il
ignorait que son propre frère Pierre en portait une. La procession entrant
à Jérusalem ne fit donc qu'une impression relativement superficielle sur
André. Il était trop occupé par les responsabilités de sa charge pour être
autrement touché.
Simon Pierre fut d'abord presque grisé par la manifestation populaire
d'enthousiasme; mais il était fortement dégrisé au moment où ils
rentrèrent à Béthanie ce soir-là. Pierre ne pouvait pas imaginer où le
Maître voulait en venir. Il était terriblement déçu que Jésus n'ait pas
profité de cette vague de faveur populaire pour faire une proclamation
quelconque. Pierre n'arrivait pas à comprendre pourquoi Jésus n'avait pas
parlé à la multitude en arrivant au temple, ou tout au moins permis à l'un
des apôtres de haranguer la foule. Pierre était un grand prédicateur, et
il lui déplaisait de négliger un auditoire aussi vaste, aussi réceptif, et
aussi enthousiaste. Il aurait tant aimé prêcher l'évangile du royaume à
cette foule, sur place dans le temple, mais le Maître leur avait
expressément interdit d'enseigner ou de prêcher à Jérusalem durant cette
semaine de la Pâque. La réaction à la procession spectaculaire dans la
ville fut désastreuse pour Simon Pierre. A la nuit, il était dégrisé et
empreint d'une tristesse inexprimable.
Pour Jacques Zébédée, ce dimanche fut un jour de perplexité et de
trouble profond; il ne saisissait pas le but des événements; il ne pouvait
comprendre le dessein du Maître qui permettait ces folles acclamations,
puis refusait de dire un mot à la foule en arrivant au temple. Pendant que
la procession descendait d'Olivet vers Jérusalem, et plus spécialement au
moment où elle rencontra les milliers de pèlerins qui affluaient pour
accueillir le Maître, Jacques fut cruellement déchiré par des sentiments
contradictoires: exaltation et satisfaction pour ce qu'il voyait, et
profonde crainte de ce qui allait se passer à leur arrivée au temple.
Ensuite il fut découragé et accablé de déception lorsqu'il vit Jésus
descendre de l'âne et se promener posément dans les cours du temple.
Jacques ne pouvait comprendre pourquoi il gâchait cette magnifique
occasion de proclamer le royaume. Le soir, une angoissante et terrible
incertitude s'implanta fermement dans sa pensée.
Jean Zébédée arriva presque à comprendre les mobiles des actes de
Jésus; tout au moins il saisit partiellement la signification spirituelle
de cette soi-disant entrée triomphale à Jérusalem. Pendant que la
multitude se dirigeait vers le temple et qu'il voyait son Maître à
califourchon sur l'âne, il se souvint d'avoir entendu Jésus citer le
passage des Écritures où Zacharie décrivait le Messie comme un homme de
paix entrant à Jérusalem sur un ânon. En réfléchissant à cette citation
des Écritures, Jean commença à comprendre le sens symbolique du spectacle
de ce dimanche après-midi. Tout au moins il comprit suffisamment la
signification du passage des Écritures pour jouir quelque peu de l'épisode
et ne pas se laisser déprimer à l'excès par la fin apparemment inutile de
la procession triomphale. Le type d'intelligence de Jean l'inclinait
naturellement à penser et à sentir en symboles.
Philippe fut complètement désarçonné par la soudaineté et la
spontanéité de l'explosion. En descendant d'Olivet, il ne put rassembler
suffisamment ses idées pour arriver à une conclusion précise sur la
signification de la démonstration. Dans un sens, il jouissait du spectacle
parce que son Maître était à l'honneur. En arrivant au temple, il fut
troublé par l'idée que Jésus pourrait lui demander de nourrir la
multitude, de sorte qu'il fut grandement soulagé lorsque Jésus s'éloigna
paisiblement des foules, alors que cette conduite était une cruelle
déception pour la majorité des apôtres. Les multitudes avaient parfois
constitué une grande épreuve pour l'intendant des douze. Après avoir été
libéré des craintes personnelles concernant les besoins matériels de la
foule, Philippe se joignit à Pierre pour exprimer sa déception de ce que
l'on ne fasse rien pour enseigner la multitude. Ce soir-là, Philippe
repensa à ces expériences et fut tenté de mettre en doute toute l'idée du
royaume. Il se demanda honnêtement et avec étonnement la signification
possible de tous ces événements, mais ne fit part de ses doutes à
personne. Il aimait trop Jésus et avait une grande foi personnelle dans le
Maître.
En dehors des aspects symboliques et prophétiques des événements,
Nathanael fut l'apôtre qui comprit le mieux les raisons du Maître pour
s'assurer le soutien populaire des pèlerins de la Pâque. Avant d'arriver
au temple, il raisonna que, sans cette entrée spectaculaire à Jérusalem,
Jésus aurait été arrêté par les agents du sanhédrin et jeté en prison dès
l'instant où il aurait osé entrer dans la ville. Il ne fut donc aucunement
surpris de voir que le Maître ne se servait plus de la foule enthousiaste
après avoir pénétré dans l'enceinte de la ville et fait une telle
impression sur les dirigeants juifs qu'ils s'abstinrent de le mettre
immédiatement en état d'arrestation. Comprenant la véritable raison du
Maître pour pénétrer dans la ville de cette manière, Nathanael resta
naturellement mieux équilibré en suivant le groupe, et fut moins troublé
et déçu que les autres apôtres par la conduite ultérieure de Jésus.
Nathanael avait grande confiance dans l'aptitude de Jésus à comprendre les
hommes, et dans sa sagacité et son habileté à manier des situations
difficiles.
Matthieu fut d'abord désemparé par le déroulement du spectacle. Il ne
saisit la signification de ce que ses yeux voyaient qu'au moment où, à son
tour, il se souvint de la citation de Zacharie dans laquelle le prophète
faisait allusion à la joie de Jérusalem parce que son roi était venu,
apportant le salut et monté sur le petit d'une ânesse. Pendant que la
procession se dirigeait vers la ville puis s'orientait vers le temple,
Matthieu, tomba en extase; il avait la conviction que quelque chose
d'extraordinaire se produirait au moment où le Maître arriverait au temple
à la tête de cette multitude poussant des clameurs. Lorsqu'un pharisien se
moqua de Jésus en disant: « Regardez tous, voyez celui qui vient ici, le
roi des Juifs monté sur un âne », Matthieu ne s'abstint de le frapper que
grâce à un grand effort sur lui-même. Aucun des douze n'était plus déprimé
que lui ce soir-là sur le chemin du retour à Béthanie. Après Simon Pierre
et Simon le Zélote, ce fut lui qui éprouva la plus violente tension
nerveuse et se trouva le soir dans un état de complet épuisement. Mais le
lendemain matin, Matthieu avait repris courage; après tout, il était beau
joueur.
Thomas fut le plus désorienté et le plus perplexe des douze. La plupart
du temps il se borna à suivre la procession, regardant le spectacle et se
demandant honnêtement quel pouvait bien être le mobile du Maître pour
participer à une démonstration aussi particulière. Au plus profond de son
coeur, il considérait toute la scène comme un peu enfantine, sinon tout à
fait stupide. Il n'avait jamais vu Jésus faire quelque chose de semblable,
et il était embarrassé pour expliquer l'étrange conduite du Maître ce
dimanche après-midi. Au moment où ils arrivèrent au temple, Thomas avait
conclu que cette démonstration populaire avait pour dessein d'effrayer le
sanhédrin au point qu'il n'oserait pas faire arrêter immédiatement le
Maître. Sur le chemin de retour à Béthanie, Thomas réfléchit beaucoup mais
ne dit rien. Au moment de se coucher, l'habileté du Maître à organiser la
tumultueuse entrée à Jérusalem avait commencé à faire quelque peu appel a
son sens de l'humour, et il fut très encouragé par cette réaction.
Ce dimanche avait débuté comme un grand jour pour Simon Zélotès. Il
avait des visions d'actes merveilleux accomplis à Jérusalem au cours des
prochains jours, et en cela il avait raison, mais Simon rêvait de
l'instauration de la nouvelle souveraineté nationale des Juifs, avec Jésus
sur le trône de David. Simon imaginait les nationalistes passant à
l'action dès la proclamation du royaume, avec lui-même au commandement
suprême des forces militaires du nouveau royaume, en voie de
rassemblement. Sur la descente du Mont des Oliviers, il envisageait même
que les membres du sanhédrin et tous leurs partisans seraient morts ce
jour-là avant le coucher du soleil. Il croyait réellement qu'un grand
événement allait se produire. Il était l'homme le plus bruyant de toute la
foule. Mais à cinq heures de l'après-midi, il n'était plus qu'un apôtre
silencieux, abattu, et désillusionné. Il ne se remit jamais complètement
de la dépression qui l'affecta à la suite du choc de cette journée; du
moins il en souffrit encore longtemps après la résurrection du Maître.
Pour les jumeaux Alphée, cette journée fut parfaite. Ils en jouirent
réellement tout le temps. Par suite de leur absence pendant la paisible
visite au temple, ils échappèrent en grande partie au contre-coup des
acclamations populaires. Ils ne pouvaient absolument pas comprendre
l'attitude effondrée des apôtres à leur retour à Béthanie ce soir-là. Dans
les souvenirs des jumeaux, cette journée fut toujours celle où ils se
sentirent le plus près du ciel sur la terre; elle fut l'apogée
satisfaisant de toute leur carrière d'apôtres. Le souvenir de l'exaltation
de ce dimanche après-midi les soutint durant toute la tragédie de cette
mémorable semaine, jusqu'à l'heure de la crucifixion. C'était l'entrée
royale la plus appropriée qu'ils pouvaient concevoir; ils jouirent de
chaque instant du spectacle. Ils approuvaient pleinement tout ce qu'ils
virent, et en chérirent longtemps le souvenir.
Parmi tous les apôtres, c'est Judas Iscariot qui fut le plus
défavorablement affecté par l'entrée processionnelle à Jérusalem. Sa
pensée fermentait désagréablement parce que le Maître l'avait réprimandé
la veille au sujet de l'onction faite par Marie au festin donné chez
Simon. Judas était dégoûté de toute la procession, qui lui paraissait
enfantine, sinon franchement ridicule. Tandis que cet apôtre enclin à la
vengeance observait les manoeuvres de ce dimanche après-midi, Jésus lui
paraissait ressembler davantage à un clown qu'à un roi. Judas était
profondément froissé de tout ce spectacle. Il partageait le point de vue
des Grecs et des Romains qui méprisaient toute personne acceptant de
monter sur un âne ou sur un ânon. Au moment où la procession triomphale
entra dans la ville, Judas s'était à peu près décidé à abandonner toute
idée d'un pareil royaume. Il était presque résolu à renoncer à toutes ces
tentatives burlesques pour établir le royaume des cieux. Puis il pensa à
la résurrection de Lazare, et à maints autres événements, et décida de
rester avec les douze au moins un jour de plus. En outre, il portait leur
bourse et ne voulait pas déserter en emportant les fonds apostoliques. Sur
le chemin du retour à Béthanie ce soir-là, sa conduite ne parut pas
anormale, car tous les apôtres étaient également déprimés et silencieux.
Judas fut prodigieusement influencé par le fait que ses amis sadducéens
le tournèrent en ridicule. Aucun autre facteur n'exerça sur sa
détermination finale d'abandonner Jésus et les autres apôtres une aussi
puissante influence qu'un épisode survenu au moment où Jésus arriva à la
porte de la ville. Un notable sadducéen, ami de la famille de Judas, se
précipita vers lui avec l'intention de le ridiculiser gaîment, lui donna
une tape dans le dos, et dit: « Pourquoi fais-tu si piteuse mine, mon bon
ami? Réjouis-toi, et joins-toi à nous pour acclamer ce Jésus de Nazareth,
le roi des Juifs, tandis qu'il franchit la porte de Jérusalem, monté sur
un âne ». Judas n'avait jamais reculé devant les persécutions, mais il ne
put supporter d'être ainsi tourné en dérision. S'ajoutant à son sentiment
longtemps entretenu de revanche, se mélangeait maintenant cette fatale
peur du ridicule, ce sentiment terrible et effrayant d'être honteux de son
Maître et de ses collègues apôtres. Dans son coeur, cet ambassadeur
ordonné du royaume était déjà un déserteur; il ne lui restait plus qu'à
trouver un prétexte plausible pour rompre ouvertement avec le Maître.
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