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LE MERCREDI, JOUR DE REPOS
QUAND l'éducation du peuple leur laissait un peu de répit, Jésus et ses
apôtres avaient coutume de se reposer de leurs travaux tous les mercredis.
Ce mercredi-là, ils prirent leur déjeuner un peu plus tard que d'habitude;
le camp était imprégné d'un silence de mauvais augure, et peu de mots
furent prononcés durant la première moitié du repas matinal. Enfin Jésus
prit la parole pour dire: « Je désire que vous vous reposiez aujourd'hui.
Prenez du temps pour réfléchir à tout ce qui s'est passé depuis notre
arrivée à Jérusalem, et méditez sur ce qui nous attend et que je vous ai
clairement exposé. Assurez-vous que la vérité demeure dans votre vie et
que vous croissez journellement en grâce ».
Après le déjeuner, le Maître informa André qu'il avait l'intention de
s'absenter pour la journée. Il lui suggéra de donner aux apôtres la
permission de passer le temps à leur gré, sous réserve qu'en aucune
circonstance ils ne pénétreraient à l'intérieur de Jérusalem.
Quand Jésus s'apprêta à partir seul dans la montagne, David Zébédée
l'accosta en disant: « Maître, tu sais bien que les pharisiens et les
dirigeants cherchent à t'anéantir, et cependant tu t'apprêtes à partir
seul dans la montagne. C'est une folie. Je vais donc te faire accompagner
par trois hommes bien préparés à veiller à ce qu'il ne t'arrive aucun mal
». Jésus regarda les trois Galiléens vigoureux et bien armés et dit à
David: « Ton intention était bonne, mais tu te trompes, en ce sens que tu
ne comprends pas que le Fils de l'Homme n'a besoin de personne pour le
défendre. Nul ne mettra la main sur moi avant l'heure où je serai prêt à
abandonner ma vie conformément à la volonté de mon Père. Ces hommes ne
doivent pas m'accompagner. Je désire aller seul, pour pouvoir communier
avec le Père ».
Après avoir entendu cette réponse, David et ses gardes armés se
retirèrent; mais alors que Jésus partait seul, Jean Marc s'avança avec un
petit panier contenant des vivres et de l'eau, et suggéra que si Jésus
avait l'intention d'être absent toute la journée, il pourrait avoir faim.
Le Maître sourit à Jean Marc et tendit la main vers le panier.
1. -- UNE JOURNÉE SEUL AVEC DIEU
Tandis que Jésus allait prendre le panier du déjeuner des mains de
Jean, le jeune homme s'aventura à dire:« Mais, Maître, il pourrait arriver
que tu poses le panier par terre pendant que tu t'en vas prier, et
qu'ensuite tu l'oublies en poursuivant ton chemin. En outre, si je
t'accompagne en portant le déjeuner, tu seras plus libre d'adorer Dieu, et
je garderai sûrement le silence. Je ne poserai pas de questions, et je
resterai près du panier quand tu iras seul à l'écart pour prier ».
En prononçant ces phrases, dont la témérité étonna certains auditeurs
proches, Jean Marc eut l'audace de retenir l'anse. Jean Marc et Jésus
étaient là, tenant tous deux le panier. Bientôt le Maître le lâcha,
regarda le garçon, et dit: « Puisque de tout ton coeur tu désires
ardemment m'accompagner, cela ne te sera pas refusé. Nous partirons seuls
ensemble et nous aurons une bonne conversation. Tu pourras me poser toutes
les questions qui surgiront dans ton coeur, et nous nous réconforterons et
nous consolerons mutuellement. Au commencement, tu porteras le déjeuner,
et quand tu seras fatigué, je t'aiderai. Suis-moi.>>
Ce soir-là, Jésus ne revint au camp qu'après le coucher du soleil. Le
Maître passa sa dernière journée tranquille avec ce garçon assoiffé de
vérité, et s'entretint avec son Père du Paradis. Dans les sphères
supérieures, on a appelé cet événement « la journée qu'un jeune homme a
passée avec Dieu dans la montagne ». Cette occasion donne pour toujours
l'exemple de la bonne volonté mise par le Créateur à communier avec les
créatures. Même un adolescent, si le désir de son coeur est réellement
suprême, peut attirer l'attention et jouir de la compagnie affectueuse du
Dieu d'un univers; il peut éprouver l'inoubliable extase d'être seul avec
Dieu dans la montagne pendant toute une journée. Telle fut
l'extraordinaire expérience de Jean Marc ce mercredi-là dans les montagnes
de Judée.
Jésus s'entretint longuement avec Jean, et parla franchement des
affaires de ce monde et du suivant. Jean dit à Jésus combien il regrettait
de n'avoir pas été assez âgé pour être l'un des apôtres. Il exprima sa
grande reconnaissance pour avoir eu la permission de suivre constamment le
groupe apostolique depuis la première prédication au gué du Jourdain près
de Jéricho, sauf pendant le voyage en Phénicie. Jésus avertit le garçon de
ne pas se laisser décourager par les événements imminents et l'assura
qu'il deviendrait un puissant messager du royaume.
Jean Marc fut galvanisé par le souvenir de cette journée avec Jésus
dans la montagne, mais il n'oublia jamais la dernière recommandation du
Maître. Au moment de retourner au camp de Gethsémani, Jésus lui dit: « Eh
bien, Jean, nous avons eu une bonne conversation, un vrai jour de repos,
mais veille à ne dire à personne ce que je t'ai raconté ». Et Jean Marc ne
révéla rien de ce qui s'était passé au cours de cette journée avec Jésus
dans la montagne.
Durant les quelques heures que Jésus avait encore à passer sur terre,
Jean Marc ne laissa jamais le Maître longtemps hors de portée de sa vue.
Le garçon était toujours caché à proximité. Il ne dormit que quand Jésus
dormait.
2. -- L'ENFANCE AU FOYER
Au cours des entretiens de cette journée avec Jean Marc, Jésus passa un
temps considérable à comparer les expériences de leur enfance et de leur
adolescence. Les parents de Jean possédaient plus de biens terrestres que
ceux de Jésus, mais il y avait eu dans leur enfance beaucoup d'événements
très similaires. Jésus fit ressortir bien des points de vue qui aidèrent
Jean à mieux comprendre ses parents et d'autres membres de sa famille.
Lorsque le garçon demanda comment le Maître pouvait savoir qu'il
deviendrait un « puissant messager du royaume », Jésus dit:
« Je sais que tu te montreras fidèle à l'évangile du royaume, parce que
je peux compter sur ta foi et ton amour actuels. En effet, ces qualités
sont basées sur l'éducation que tu as eu la chance de recevoir de bonne
heure chez toi. Tu es le fruit d'un foyer où les parents se portent
mutuellement une sincère affection, de sorte que tu n'as pas été choyé à
l'excès au point d'exalter pernicieusement ton concept de ta propre
importance. Tes parents n'ont pas non plus manoeuvré sans amour l'un
contre l'autre pour obtenir ta confiance et ta fidélité, ce qui aurait
déformé ta personnalité. Tu as joui d'un amour parental qui assure une
louable confiance en soi et entretient un sentiment normal de sécurité.
Mais tu as également eu la chance que tes parents soient doués de sagesse
autant que d'amour. C'est la sagesse qui les a conduits à renoncer à la
plupart des plaisirs et à de nombreux objets de luxe que la fortune peut
procurer, tandis qu'ils t'envoyaient à l'école de la synagogue avec tes
compagnons de jeux du voisinage. Ils t'ont également permis d'avoir une
expérience inédite pour t'apprendre à vivre dans ce monde. Tu es venu avec
ton jeune ami Amos au gué du Jourdain, où nous prêchions et où les
disciples de Jean baptisaient. Vous désiriez tous deux nous accompagner.
Quand tu revins à Jérusalem, tes parents y consentirent. Les parents d'Anos
ne le permirent pas à leur fils; ils étaient si attachés à sa présence
qu'ils lui refusèrent l'expérience bénie dont tu as profité et dont tu
jouis encore aujourd'hui. Si Amos s'était enfui de chez lui, il aurait pu
se joindre à nous, mais non sans blesser l'amour et sacrifier la fidélité.
Même si cette ligne de conduite avait été sage, elle aurait représenté un
prix terrible à payer pour l'expérience, l'indépendance, et la liberté.
Des parents avisés comme les tiens veillent à ce que leurs enfants n'aient
pas à blesser l'amour ou à étouffer la fidélité pour développer
l'indépendance et jouir d'une liberté fortifiante quand ils ont atteint
ton âge.
« L'amour, Jean, est la réalité suprême de l'univers quand il est donné
par des êtres infiniment sages, mais il présente un caractère dangereux et
souvent semi-égoïste quand il est manifesté dans l'expérience de parents
mortels. Quand tu seras marié et que tu auras tes propres enfants à
élever, assure-toi que ton amour est conseillé par la sagesse et guidé par
l'intelligence.
« Ton jeune ami Amos croit tout autant que toi à l'évangile du royaume,
mais je ne peux compter pleinement sur lui; je ne suis pas certain de ce
qu'il va faire dans les années à venir. Son enfance à son foyer n'a pas
été de nature à produire un homme à qui l'on puisse se fier complètement.
Amos ressemble trop à l'un de mes apôtres qui n'a pas bénéficié d'une
éducation familiale normale, affectueuse, et sage. Ta vie ultérieure sera
plus heureuse et méritera plus de confiance, parce que tu as passé tes
huit premières années dans un foyer normal et bien réglé. Tu possèdes un
caractère fort et bien équilibré, parce que tu as grandi dans un foyer où
prévalait l'amour et où régnait la sagesse. Cette éducation dans ton
enfance produit un type de fidélité m'assurant que tu poursuivras la voie
que tu t'es tracée ».
Pendant plus d'une heure, Jésus et Jean continuèrent à s'entretenir de
l'enfance au foyer. Le Maître explique à Jean qu'un enfant dépend
complètement de ses parents et de l'atmosphère de leur foyer pour toutes
ses premières conceptions d'ordre intellectuel, social, moral, et même
spirituel. En effet, la famille représente pour le jeune enfant tout ce
qu'il peut initialement connaître des rapports humains ou divins. L'enfant
doit tirer des soins de sa mère ses premières impressions sur l'univers;
il dépend entièrement de son père terrestre pour ses premières idées sur
le Père céleste. La vie mentale et sentimentale du jeune âge, conditionnée
par les relations sociales et spirituelles du foyer, détermine si la vie
ultérieure de l'enfant sera heureuse ou malheureuse, facile ou difficile.
La vie d'adulte d'un être humain est immensément influencée par les
événements des quelques premières années de son existence.
Nous croyons sincèrement que l'enseignement de l'évangile de Jésus,
fondé comme il l'est sur la relation entre enfant et père, ne pourra guère
être accepté dans le monde entier avant l'époque où la vie familiale des
peuples civilisés modernes comportera plus d'amour et de sagesse. Bien que
les parents du XXième siècle possèdent des connaissances très étendues et
plus voisines qu'autrefois de la vérité pour améliorer leur foyer et
ennoblir la vie familiale, il n'en reste pas moins vrai que pour élever
des garçons et des filles, très peu de foyers modernes peuvent rivaliser
avec le foyer de Jésus en Galilée et celui de Jean Marc en Judée;
toutefois, l'acceptation de l'évangile de Jésus produira une amélioration
immédiate de la vie familiale. Une vie affectueuse dans un sage foyer et
une dévotion fidèle à la vraie religion exercent l'une sur l'autre une
profonde influence. Cette vie de foyer rehausse la religion, et la
religion sincère glorifie toujours le foyer.
Il est vrai que bien des influences étiolantes et d'autres fâcheuses
caractéristiques étriquées des anciens foyers juifs ont été virtuellement
éliminées dans beaucoup de foyers modernes mieux organisés. En vérité,
l'on y trouva plus de spontanéité et beaucoup plus de liberté personnelle,
mais cette liberté n'est ni refrénée par l'amour, ni motivée par la
fidélité, ni dirigée par l'intelligence discipline de la sagesse. Tant que
nous apprendrons à nos enfants à prier « Notre Père qui est aux cieux »,
tous les pères terrestres porteront l'immense responsabilité de vivre et
d'ordonner leur foyer de telle sorte que le mot père soit dignement
enchâssé dans la pensée et le coeur de tous les enfants qui grandissent.
3. -- LA JOURNÉE AU CAMP
Les apôtres passèrent la plus grande partie de la journée à se promener
sur le Mont des Oliviers et à s'entretenir avec les disciples qui
campaient avec eux, mais au début de l'après-midi ils éprouvèrent le vif
désir de voir revenir Jésus. Tandis que les heures passaient, ils
s'inquiétaient de plus en plus de sa sécurité; sans lui, ils se sentaient
inexprimablement seuls. Ils discutèrent toute la journée sur la question
de savoir s'il avait été raisonnable de laisser partir Jésus dans la
montagne, accompagné seulement d'un gamin. Tous les apôtres, sauf Judas
Iscariot, auraient souhaité se trouver à la place de Jean Marc, mais aucun
n'exprima ouvertement cette pensée.
Au milieu de l'après-midi, Nathanael adressa à une demi-douzaine
d'apôtres et à autant de disciples son discours sur le « Désir Suprême »,
qui se termina comme suit: « Ce qui est mauvais chez la plupart d'entre
nous, c'est que nous manquons d'enthousiasme. Nous n'aimons pas le Maître
comme il nous aime. Si nous avions tous éprouvé aussi intensément que Jean
Marc le désir de l'accompagner, il nous aurait sûrement tous emmenés. Nous
sommes restés là à regarder le garçon s'approcher du Maître et lui offrir
le panier, mais quand le Maître l'a pris, le garçon n'a pas voulu le
lâcher. Alors le Maître nous a laissés ici, tandis qu'il partait dans la
montagne avec le panier, le garçon, et tout le soutien de sa présence ».
A quatre heures, des coureurs arrivèrent auprès de David pour lui
apporter de Bethsaïde des nouvelles de Salopé, sa mère, et de la mère de
Jésus. Plusieurs jours auparavant, David était arrivé à la conviction que
les chefs religieux et les dirigeants allaient tuer Jésus. David savait
qu'ils étaient résolus à supprimer le Maître, et il était à peu près
convaincu que Jésus n'exercerait pas son pouvoir divin pour son propre
salut et ne permettrait pas non plus à ses partisans de recourir à la
force pour le défendre. Etant parvenu à ces conclusions, il se hâta
d'envoyer un messager à Salopé pour la presser de venir immédiatement à
Jérusalem et d'amener Marie, mère de Jésus, et tous les membres de la
famille du Maître.
La mère de David obtempéra à l'ordre de son fils; maintenant les
coureurs revenaient auprès de David, apportant la nouvelle que Salopé et
toute la famille de Jésus étaient en route pour Jérusalem, et qu'ils
arriveraient tard le lendemain ou de très bonne heure le surlendemain
matin.
Ayant agi de sa propre initiative, David crut bon de garder le secret
sur l'affaire. En conséquence, il ne dit à personne que la famille de
Jésus était en route pour Jérusalem.
Un peu après midi, plus de vingt des Grecs qui avaient rencontré Jésus
et les douze chez Joseph d'Arimathie arrivèrent au camp, et Pierre et Jean
passèrent plusieurs heures en conférence avec eux. Ces Grecs, ou tout au
moins plusieurs d'entre eux, avaient une très bonne connaissance du
royaume, car ils en avaient été instruits par Rodan à Alexandrie.
Ce soir-là, après son retour au camp, Jésus s'entretint avec les vingt
Grecs; il leur aurait volontiers conféré l'ordination comme aux
soixante-dix, s'il n'avait pas su qu'en agissant ainsi il aurait
profondément troublé ses apôtres et ses principaux disciples.
Pendant que tout cela se passait au camp, à Jérusalem les chefs des
prêtres et les anciens étaient stupéfaits que Jésus ne revienne pas
haranguer les multitudes. Il est vrai qu'en quittant le temple la veille
il avait dit: «Je vous laisse votre maison désolée ». Mais les dirigeants
ne pouvaient comprendre pourquoi Jésus renonçait au grand avantage qu'il
s'était assuré par l'attitude amicale des foules. Ils craignaient qu'il ne
soulève un tumulte chez le peuple, bien que les dernières paroles du
Maître à la multitude aient été une exhortation à se conformer de toutes
les manières raisonnables à l'autorité de ceux qui « trônent sur le siège
de Moïse ». Toutefois, la journée fut très active dans la ville pour les
dirigeants, car ils se préparaient pour la Pâque et mettaient en même
temps au point leurs plans pour tuer Jésus.
Le camp ne reçut que peu de visiteurs, car son établissement était
resté un secret bien gardé par tous ceux qui savaient que Jésus comptait y
rester au lieu d'aller se reposer toutes les nuits à Béthanie.
4. -- JUDAS ET LES CHEFS DES PRÊTRES
Peu après que Jésus et Jean Marc eurent quitté le camp, Judas Iscariot
disparut du groupe de ses compagnons et ne revint que tard dans
l'après-midi. Malgré la recommandation expresse de son Maître de ne pas
entrer à Jérusalem, cet apôtre troublé et mécontent se rendit en hâte à
son rendez-vous avec les ennemis de Jésus, chez le grand-prêtre Caïphe. Il
s'agissait d'une réunion officieuse du sanhédrin, convoquée pour un peu
après dix heures ce matin-là, en vue de discuter la nature des accusations
qu'il fallait porter contre Jésus et de décider la procédure à suivre pour
le faire comparaître devant les autorités romaines; en effet, il était
nécessaire d'obtenir de celles-ci la confirmation civile de la sentence de
mort déjà prononcée par le sanhédrin contre Jésus.
La veille, Judas avait révélé à quelques membres de sa famille, et à
certains sadducéens amis de la famille de son père, les conclusions
auxquelles il était parvenu, à savoir que Jésus était un rêveur et un
idéaliste bien intentionné, mais non le libérateur attendu d'Israël. Judas
exposa qu'il aimerait beaucoup trouver une manière élégante de se retirer
de tout le mouvement. Ses amis l'assurèrent flatteusement que son retrait
serait salué par les dirigeants juifs comme un grand événement, et
qu'ensuite il pourrait prétendre à n'importe quoi. Ils l'amenèrent à
croire qu'il recevrait aussitôt de grands honneurs du sanhédrin et
qu'enfin il serait en position d'effacer la flétrissure de son «
association bien intentionnée, mais malheureuse, avec des Galiléens
incultes ».
Judas ne pouvait pas entièrement croire que les miracles du Maître
avaient été accomplis par le pouvoir du Prince des démons, mais il était
désormais pleinement convaincu que Jésus n'exercerait pas son pouvoir pour
s'assurer des avantages personnels. Il avait enfin acquis la certitude que
Jésus se laisserait tuer par les dirigeants juifs, et Judas ne pouvait
supporter la pensée humiliante d'être identifié avec un mouvement voué à
l'échec. Il refusait d'accepter l'idée que cet échec était seulement
apparent. Il comprenait pleinement la fermeté de caractère de son Maître
et l'acuité de sa pensée majestueuse et miséricordieuse; néanmoins il
accueillit avec plaisir la suggestion d'un membre de sa famille que Jésus
était un fanatique bien intentionné, mais non réellement sain d'esprit, et
qu'il avait toujours paru être un personnage étrange et mal compris.
Maintenant plus que jamais, Judas éprouvait une étrange rancune parce
que Jésus ne lui avait jamais attribué une situation plus honorifique.
Judas avait continuellement goûté l'honneur d'être le trésorier
apostolique, mais désormais il commençait à sentir qu'il n'était pas
apprécié, que ses aptitudes n'étaient pas reconnues. Il s'indigna soudain
de ce que Pierre, Jacques, et Jean aient été honorés d'une association
étroite avec Jésus. Tandis qu'il se dirigeait vers la maison du
grand-prêtre, il était beaucoup plus préoccupé de prendre sa revanche sur
Pierre, Jacques, et Jean que de songer à trahir Jésus. Mais surtout, à ce
moment précis, une nouvelle idée dominante commença à occuper la première
place dans sa pensée consciente; il avait entrepris d'obtenir des honneurs
pour lui-même, et s'il pouvait se les assurer en même temps qu'il
prendrait sa revanche sur ceux qui avaient contribué à la plus grande
déception de sa vie, eh bien tant mieux. Judas fut alors la proie d'un
terrible complexe de honte, d'orgueil, de désespoir, et de résolution. Il
est donc clair que ce n'était pas pour de l'argent qu'il se rendait chez
Caïphe en vue de prendre des positions pour trahir Jésus.
Tandis que Judas approchait du palais de Caïphe, il prit définitivement
la décision d'abandonner Jésus et ses compagnons apôtres. Ayant ainsi
résolu de déserter la cause du royaume des cieux, il décida de s'assurer
pour lui-même le maximum d'honneurs et de gloire dont il avait espéré être
un jour gratifié quand il s'identifia pour la première fois avec Jésus et
le nouvel évangile du royaume. Tous les apôtres avaient jadis partagé
cette ambition avec Judas mais, au cours des années, ils avaient appris à
admirer la vérité et à aimer Jésus, tout au moins mieux que Judas.
Le traître fut présenté à Caïphe et aux dirigeants juifs par son
cousin. Celui-ci expliqua que Judas, ayant découvert la faute qu'il avait
commise en se laissant égarer par le subtil enseignement de Jésus, était
arrivé au point où il désirait renoncer publiquement et officiellement à
son association avec le Galiléen, et en même temps demander à être rétabli
dans la confiance et la communauté de ses compatriotes juifs. Le
porte-parole de Judas continua en exposant que, d'après Judas, il valait
mieux pour la paix en Israël que Jésus fût mis en prison. Comme preuve de
son regret d'avoir participé à ce mouvement d'erreur, et de la sincérité
de son retour aux enseignements de Moïse, Judas était venu lui-même offrir
ses services au sanhédrin. Il pouvait prendre, avec le capitaine détenteur
du mandat d'arrêt, des dispositions pour que Jésus soit mis en prison sans
esclandre, ce qui écarterait tout danger d'ameuter les multitudes, ou la
nécessité de retarder son arrestation jusqu'après la fin de la Pâque.
Après avoir fini de parler, le cousin présenta Judas, qui s'approcha du
grand-prêtre et dit: « Je ferai tout ce que mon cousin a promis, mais
qu'êtes-vous disposés à me donner pour ce service? » Judas ne sembla pas
discerner l'expression de dédain, ou même de dégoût, qui passa sur le
visage du vaniteux Caïphe au coeur endurci; Judas était trop préoccupé de
sa propre gloire et trop désireux de satisfaire ses ambitions
personnelles.
Caïphe regarda alors le traître et dit: « Judas, va trouver le
capitaine de la garde et arrange-toi avec cet officier pour qu'il nous
amène ton Maître ce soir ou demain soir. Quand il aura été livré entre nos
mains, tu recevras ta récompense pour ce service ». Après avoir entendu
ces paroles, Judas quitta les chefs des prêtres et les dirigeants pour
conférer avec le capitaine des gardes du temple sur la manière
d'appréhender Jésus. Judas savait que Jésus était alors absent du camp, et
il n'avait aucune idée de l'heure de son retour ce soir-là. Ils convinrent
donc d'arrêter Jésus le lendemain soir (jeudi) après que le peuple de
Jérusalem et tous les pèlerins visiteurs se seraient retirés pour la nuit.
Judas retourna au camp auprès de ses collègues, enivré de pensées de
grandeur et de gloire comme il n'en avait pas eu depuis bien longtemps. Il
s'était enrôlé auprès de Jésus avec l'espoir de devenir un jour un grand
homme dans le nouveau royaume, et s'était enfin rendu compte qu'il n'y
aurait pas de nouveau royaume conforme à ses espérances. Mais il se
réjouissait d'être assez sagace pour troquer la déception de son échec
(parvenir à la gloire dans un nouveau royaume espéré) contre l'obtention
immédiate d'honneurs et de récompenses dans l'ancien ordre de choses. Il
croyait maintenant que cet ancien ordre survivrait et anéantirait
certainement Jésus et tout ce qu'il représentait. Dans son ultime mobile
d'intention consciente, la trahison de Jésus par Judas fut l'action lâche
d'un déserteur égoïste ne pensant qu'à sa propre sécurité et à sa
glorification, quels que dussent être les résultats de sa conduite pour
son Maître et pour ses anciens compagnons.
Mais il en avait toujours été ainsi. Depuis longtemps, et avec une
conscience délibérée, obstinée, égoïste, et vindicative, Judas avait
progressivement accumulé dans sa pensée et entretenu dans son coeur ces
désirs pervers et haïssables de revanche et d'infidélité. Jésus avait
autant d'amour confiant pour Judas que pour les autres apôtres, mais
n'était pas payé de retour. La confiance loyale et l'amour sincère pour
son Maître ne se développèrent pas chez Judas. Combien l'ambition peut
devenir dangereuse quand elle se marie entièrement avec l'égocentrisme et
que son motif suprême est une sombre vengeance longtemps refoulée! Quelle
chose écrasante que la déception dans la vie des personnes bornées qui
fixent leur regard sur les attraits fugitifs et évanescents du temps, et
deviennent ainsi aveugles aux accomplissements plus réels et perpétuels
qui caractérisent les mondes éternels des valeurs divines et des vraies
réalités spirituelles. Dans sa pensée, Judas désirait ardemment les
honneurs terrestres, et il finit par laisser ce désir envahir tout son
coeur. Dans leur pensée, les autres apôtres avaient également désiré les
honneurs de ce monde, mais, dans leur coeur, ils aimaient Jésus et
faisaient de leur mieux pour apprendre à aimer les vérités qu'il leur
enseignait.
Depuis que Jean le Baptiste avait été décapité par Hérode, Judas avait
toujours critiqué Jésus dans son subconscient, mais actuellement il ne
s'en rendait pas clairement compte. Au plus profond de son coeur, Judas
avait toujours été froissé que Jésus n'ait pas sauvé Jean. Il ne faut pas
oublier que Judas avait été un disciple de Jean avant d'être un partisan
de Jésus. Judas avait haineusement accumulé dans un repli de son âme
toutes ses rancunes humaines et ses amères déceptions; elles étaient
maintenant bien organisées dans son subconscient, prêtes à surgir et à
l'engloutir s'il osait se séparer du soutien influent de ses compagnons,
et en même temps s'exposer à d'habiles insinuations et risquer d'être
subtilement ridiculisé par les ennemis de Jésus. Chaque fois qu'il avait
laissés ses espérances monter à un diapason élevé et que Jésus avait dit
ou fait quelque chose pour les anéantir, il subsistait toujours dans le
coeur de Judas une cicatrice de rancune amère. À mesure que ces cicatrices
se multipliaient, ce coeur si souvent blessé perdait toute affection
réelle pour le Maître qui avait infligé cette expérience désagréable à une
personnalité bien intentionnée, mais poltronne et égocentrique. Judas
était un lâche, mais ne s'en rendait pas compte. En conséquence, il avait
toujours tendance à attribuer à la lâcheté les mobiles qui conduisirent si
souvent Jésus à refuser de saisir le pouvoir et la gloire, alors qu'en
apparence ils étaient si facilement à sa portée. Chacun sait bien que
l'amour -- même s'il a jadis été sincère -- peut finalement se transformer
en haine réelle sous l'influence des déceptions, de la jalousie, et d'une
rancune longtemps entretenue.
Les chefs des prêtres et les anciens purent enfin respirer
tranquillement pendant quelques heures. Ils n'allaient pas êtres obligés
d'arrêter Jésus en public. Les services de Judas en tant qu'allié et
traître leur assuraient que Jésus n'échapperait pas à leur juridiction
comme il l'avait fait si souvent dans le passé.
5. -- LA DERNIÈRE HEURE D'INTIMITÉ
Puisque ce jour était un mercredi, la soirée au camp fut une heure
d'intimité. Le Maître essaya d'encourager ses apôtres abattus, mais
c'était à peu près impossible. Ils commençaient tous à se rendre compte de
l'imminence d'événements déconcertants et écrasants. Ils ne pouvaient être
gais, même quand le Maître leur rappelait leurs années d'association
amicale et mouvementée. Jésus s'enquit soigneusement des familles de tous
les apôtres, puis se tourna vers David Zébédée et demanda si quelqu'un
avait des nouvelles récentes de Marie sa mère, de Ruth sa plus jeune
soeur, ou d'autres membres de sa famille. David baissa les yeux et regarda
ses pieds; il avait peur de répondre.
Ce fut l'occasion où Jésus avertit ses disciples de se méfier du
soutien de la multitude. Il rappela leurs expériences en Galilée où de
grandes foules les avaient maintes fois suivis avec enthousiasme, et
ensuite s'étaient tout aussi ardemment retournées contre eux pour revenir
à leurs croyances et modes de vie antérieurs. Puis Jésus dit: « Il ne faut
donc pas vous laisser tromper par les grandes foules qui nous ont entendus
au temple et qui semblaient croire à nos enseignements. Ces multitudes
écoutaient la vérité et leur pensée y ajoutait foi superficiellement, mais
très peu d'auditeurs ont laissé la parole de vérité s'incruster dans leur
coeur avec des racines vivantes. Quand des troubles réels surviennent, on
ne peut compter sur le soutien de ceux qui ne connaissent l'évangile que
mentalement. Quand les dirigeants des Juifs se seront mis d'accord pour
tuer le Fils de l'Homme, et qu'ils le frapperont à l'unanimité, vous
verrez la multitude fuir effarée, ou bien rester là, silencieuse et
stupéfaite, pendant que ces dirigeants affolés et aveuglés conduiront à la
mort les instructeurs de la vérité de l'évangile. Ensuite, quand
l'adversité et les persécutions s'abattront sur vous, d'autres parmi vous,
qui aiment la vérité, seront dispersés, et d'autres encore renonceront à
l'évangile et vous abandonneront. Certains disciples qui ont été fort
proches de nous ont déjà résolu de déserter. Vous avez pris aujourd'hui un
repos préliminaire aux événements imminents. Veillez donc, et priez pour
que demain matin vous ayez la force de supporter les prochaines journées.
L'atmosphère du camp était chargée d'une tension inexplicable. des
messagers silencieux allaient et venaient, communiquant seulement avec
David Zébédée. Avant la fin de la soirée, certains savaient que Lazare
s'était enfui précipitamment de Béthanie. Jean Marc observa un silence de
mauvais augure après son retour au camp, bien qu'il eût passé toute la
journée en compagnie du Maître. Chaque effort pour l'inciter à parler
aboutissait seulement à faire ressortir que Jésus lui avait enjoint de se
taire.
Les apôtres furent même effrayés par la bonne humeur du Maître et sa
sociabilité exceptionnelle. Ils sentaient tous l'approche du terrible
isolement qui allait s'abattre sur eux avec une soudaineté écrasante et
une terreur inéluctable. Ils pressentaient vaguement ce qui allait
arriver, et aucun d'eux ne se sentait préparé à faire face à l'épreuve. Le
Maître avait été absent toute la journée et leur avait terriblement
manqué.
Ce mercredi soir marqua le niveau le plus bas de leur statut spirituel
jusqu'à l'heure effective de la mort du Maître. Bien que le lendemain les
ait encore rapprochés d'un jour du vendredi tragique, ils pouvaient au
moins jouir de sa présence, et les heures d'inquiétude s'écoulèrent avec
moins de malaise.
Jésus savait que ce serait la dernière nuit où il pourrait dormir
tranquille auprès de la famille qu'il s'était choisie sur terre. Un peu
avant minuit, il congédia les apôtres pour leur repos nocturne en disant:
« Allez dormir, mes frères, et que la paix soit sur vous jusqu'à notre
lever de demain, une journée de plus pour faire la volonté du Père et
éprouver la joie de savoir que nous sommes ses fils ».
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